jai ho ! ainslie p. (terminée)

Bombay, 2043.
Ainslie Price était fraîchement diplômée. Elle s'était couchée tôt ce soir-là, prétextant un mal de crâne. Ses parents n'avaient pas cillé. Ainslie avait grandi. Elle était devenue une jeune fille de taille moyenne, toujours aussi mince, aux membres délicats et aux yeux de biche. Elle avait beaucoup de succès et plusieurs hommes avaient demandé sa main à son père, mais le lieutenant Price estimait que Ainslie était encore trop jeune pour se marier. Ainslie était devenue mûre et discrète, plus le genre de fille à écouter qu'à parler. Elle revoyait régulièrement ses amis d'enfance. Durga avait peu de sorties seule, elle travaillait dans le quartier des plaisirs en tant que prostituée et son maquereau ne voulait jamais la laisser sortir ; quand elle y arrivait, elle était battue. Ram et son frère Gupta, le chef de la bande, vendaient de la camelote aux voyageurs des trains entre Bombay et New Delhi. Ils ne venaient que rarement. Mais Ainslie, ou plutôt Priya, continuait à voir Sanjay, son amoureux d'enfance. C'était un garçon grand qui avait conservé ses traits allongés et ses oreilles légèrement décollées de son visage d'enfant ; il était toujours timide mais plutôt du genre à ne jamais abandonner. Elle passait des nuits, dissimulés derrière un palmier du parvis de l'immeuble de luxe où vivaient les Price, à discuter avec Sanjay quand elle le voyait, et parfois avec Durga ou les frères Ramaswami.
Ainslie se leva, et écouta à la porte de la chambre de ses parents. Son père ronflait très fort et visiblement, sa mère dormait aussi. Il était environ une heure du matin, et Sanjay venait de lui envoyer un message sur son téléphone portable - il en avait reçu un offert par Ram et Gupta pour son dernier anniversaire. Sanjay, lui, était garçon dans un café miteux et n'était payé que cent roupies par mois. Ainslie repartit dans sa chambre, fourra des vêtements sous la couverture pour que l'on croie qu'elle dormait paisiblement, et sortit discrètement, veillant à fermer silencieusement la porte. Si on posait des questions, Neelima la couvrirait ; elle avait toujours compris que Ainslie était plus à l'aise en étant Priya que la fille des Price. Ainslie s'emmitoufla dans une étole de soie et enfila ses sandales, puis dévala les escaliers de l'immeuble.
Lorsqu'elle sortit du bâtiment sur le superbe parvis, elle aperçut tout de suite Sanjay assis dans le massif, au milieu de la place, derrière le palmier. Ainslie alla à sa rencontre. Lorsqu'elle s'assit près de Sanjay, ce dernier se leva.
« Array, Priya, viens avec moi... »
Il lui prit alors la main et ils se mirent à courir jusque dans le bidonville nord, comme lorsqu'ils étaient enfants et qu'ils voulaient échapper à la police. Elle ignorait où il l'emmenait, mais ils escaladaient maintenant la colline qui surplombait la limite des bidonvilles nord de Bombay. Ils parvinrent à un endroit dépourvu de cabanes en tôle, comme s'ils avaient quitté la ville. Sanjay s'arrêta et leva la main vers le ciel. Une voûte céleste normale, mais de la colline, la pollution n'empêchait pas les étoiles de briller et Ainslie de les voir. Sanjay regarda Ainslie. Elle était sciée, tête levée, regardant les étoiles qu'elle n'avait jamais vues briller pour de vrai.
« Je voulais te montrer quelque chose d'exceptionnel parce que tu es exceptionnelle. »
Dit en hindi et non en anglais, Ainslie accorda d'autant plus d'importance à ces paroles, réelle coupure entre son monde qu'elle détestait et le monde qu'elle aimait. Elle tourna la tête et jeta un regard à Sanjay.
« Priya, je sais que j'ai toujours été celui qui ne disait rien, le plus réservé de la bande, et que certainement tu aurais préféré que Gupta te dise ce que je voudrais te dire, parce qu'il est tellement plus débrouillard et sûr de lui que moi... »
« Arrête de dire des bêtises, Sanjay. Depuis plus de dix ans que nous nous connaissons tous, tu es celui qui a été le plus présent. Je ne blâme pas Ram et Gupta pour avoir trouvé du travail, ni Durga dont la situation est la pire de nous tous, mais même quand nous étions enfants, quand j'étais seule ou que j'étais triste, tu étais le premier à rester près de moi pour me tenir compagnie ou me consoler. »
Ainslie se rapprocha de Sanjay.
« Please, just say my British name, just once, Sanjay... »
« Ainslie. Ainslie, je t'aime. Epouse moi. Pars avec moi. »
Ainslie mit ses bras autour du cou de Sanjay, d'une tête plus grand qu'elle, et se blottit contre lui. Elle tâchait de ne pas penser à ce que pourraient faire ses parents contre cela. Les Price étaient tellement à cheval sur l'éducation et le milieu de vie de leur fille. Apprendre qu'elle avait accepté d'épouser un gosse des bidonvilles, à à peine dix-huit ans, les ferait perdre tout leur sang froid.
« Je rentre chez moi, je fais mon sac, et je te rejoins devant chez les parents de Durga. Mes parents ne savent pas où c'est. »



Ainslie ferma la porte.
Quand elle se retourna, quelqu'un alluma la lumière du salon.
Ses parents étaient là, en tenue de nuit. Sa mère, Lajwanti, était assise dans le sofa, et son père était en grande discussion avec Neelima, qui visiblement avait pleuré. Ainslie resta pétrifiée. Neelima l'avait dénoncée, elle ne savait pas pourquoi, mais ses parents semblaient contrariés. Voire même très en colère. Son père la regarda, avec ses yeux bleus de Blanc et sa peau café au lait d'Hindou, avec toute la sévérité et la déception qu'il put transmettre à sa fille. Ainslie se sentit fondre sur place. Neelima fondit à nouveau en larmes quand elle croisa le regard de Ainslie.
« Je suis désolée, memsahib, je suis désolée... »
« Please may you talk in English in this house, Neelima ? »
Le lieutenant Price avait parlé. Neelima était terrorrisée.
« Qu'est-ce que vous lui avez dit pour qu'elle avoue ? »
« Ainslie Price, you are required to talk in English in that flat ! »
« Au diable l'anglais ! Vous l'avez menacée ? Vous l'avez menacée de la virer, de mettre sa famille à la porte ? C'est le malheur que vous recherchez ? Depuis mon enfance vous ne voulez que ca ! »
« Shut up, daughter ! I'm your Dad and you will never talk to us like that until you left that house ! »
« Je m'en fiche. Je m'en vais. Je pars avec Sanjay. Il m'a demandé de l'épouser et j'ai dit oui. »
Sa mère fondit en larmes. Quand Ainslie voulut se retourner et partir en courant, son père lui saisit violemment le bras, serrant le plus possible. Ainslie sentit les larmes lui monter. Il lui faisait mal, mais ce n'était pas son père qui lui donnait le plus envie de pleurer.
Ce soir-là, Ainslie fut enfermée dans sa chambre. Le fait être au douzième étage limitait les perspectives d'évasion. Le lendemain, elle était placée dans un direct Bombay-Londres avec ses affaires et Neelima, direction la famille Price d'Angleterre.