Il y avait une longue fissure dans le plafond. Juste au-dessus de ses yeux. Elle commençait à environ dix centimètres du mur, et courait sur un bon mètre, étendue sur plusieurs ramifications légèrement plus fines que la fissure principale. Combien pouvait-il bien y en avoir, d'ailleurs, de ramifications? Une, deux, cinq, huit... huit ramifications autour de la fissure du plafond. Une fissure toute noire sur un plafond tout blanc. Il faudrait demander à quelqu'un de la reboucher, cette fissure. Un jour. Plus tard. En tout cas, pas maintenant.
Étendue sur le dos dans son lit depuis bientôt deux heures, Lacey soupira. Elle avait beau faire semblant à chaque fois de la découvrir, elle connaissait cette fichue fissure par coeur, elle aurait pu la redessiner de mémoire des centaines de fois, et dans cinquante ans elle en serait toujours capable. Les bras en croix, elle avait les doigts d'une main qui touchaient le mur de sa chambre, tandis que l'autre main pendait dans le vide. Les secondes s'écoulaient, puis les minutes. Elle soupira à nouveau. Un peu de musique aurait fait passer le temps, mais la télécommande de sa chaîne était tombée sous son lit. Et la chaîne se trouvait bien à deux mètres du même lit. Bien trop loin, donc, pour tenter l'expédition. En plus, il faisait moche - comme toujours à Londres. Il faisait moche, et la pluie ne donnait jamais envie de se lever. Ja-mais. Elle avait même plutôt tendance à filer la migraine, et tout le monde savait bien qu'en cas de migraine, mieux valait rester au lit. Ce que Lacey faisait à merveille. Ceci dit, rester allongée des heures était fatigant; cela l'obligeait à penser à des choses et d'autres en attendant un sommeil qui n'arrivait jamais. Elle aurait préféré se trouver devant l'ordinateur familial - oui, elle vivait dans le seul foyer d'Europe où il n'y avait qu'un seul ordinateur pour toute la maison - mais cela impliquait de se tenir assise pendant un long moment, et le dossier du fauteuil de l'ordinateur n'était pas des plus confortables. Exit l'ordinateur, donc. Elle aurait pu lire; mais lire signifiait tenir les pages de ses magazines, chose qui se révélait vite assez fatigante, puisque ELLE, Vogue et Cosmo avaient la fâcheuse habitude de paraître en grand format... A la limite, si elle avait eu un ELLEgirl sous la main, mini format, elle aurait pu basculer sur le côté et caler le magazine sur un coussin; mais, elle n'en avait pas. Bah, de toute façon, cela faisait un paquet d'années qu'aucun créateur n'avait sorti quelque chose de valable.
La grande question qui préoccupait Lacey en ce moment était surtout: que faire?
Car c'était une question qui avait son importance. Effectivement, que faire? Elle n'avait rien fait de ses journées depuis qu'elle avait passé ses A levels deux ans auparavant (un B, deux D), et ces jours-cis, c'était encore PIRE. Quand elle n'avait pas des accès de flemme monumentaux comme en ce moment, elle ressentait le besoin irrépressible d'avaler tous les trucs appétissants qui se trouvaient dans la cuisine, sans distinction aucune. Même si les trucs ragoûtants n'étaient pas légion dans les placards du domicile familial. D'ailleurs, rien que le fait de penser à la plaquette de Cadbury au caramel qu'elle n'avait pas pu avaler la veille au soir à moins de vomir... Maintenant, elle allait mieux, l'orgie gustative de la veille était parfaitement digérée. Une plaquette entière de Cadbury fourré au caramel... la version king size... Lacey se demanda combien il pouvait y avoir de carreaux de chocolat sur une plaquette de cette taille. Elle n'avait jamais compté. Il faudrait vérifier, à l'occasion, avec une calculette - Lacey n'était pas fan des mathématiques.
Elle salivait. Avec un profond soupir, elle se leva lentement; l'envie de manger avait eu raison de sa flemme. Elle étira sommairement son corps gracile qui se rembourrait depuis qu'elle avait commencé à avoir ces espèces de crises de gourmandise. N'empêche, c'était bizarre. Il faudrait peut-être qu'elle vérifie si elle n'était pas enceinte... elle ne se souvenait pas avoir couché avec quelqu'un récemment, à part peut-être avec Grayson en rêve, mais après tout, elle était sortie un paquet de fois ce mois-ci et avait été défoncée plus qu'à son tour, alors on ne savait jamais. Bah, elle ferait un saut au Tesco rayon pharmacie pour prendre un test, comme ça ce serait fait. Peut-être qu'elle devrait appeler Irwyn pour lui demander si elle l'avait vue complètement stone en train de faire des trucs avec un mec récemment? L'idée était discutable. Mais en même temps, du coup, elle pourrait envoyer Irwyn acheter le test pour elle et lui dire de le lui amener, ça lui éviterait le voyage et elle pourrait rester tranquillement chez elle. Ou peut-être qu'elle avait juste trop mangé, voilà tout - cette solution offrait cet avantage qu'elle n'avait pas besoin ne serait-ce que de demander à quelqu'un de lui amener un test. Parce que, sincèrement, elle avait autre chose à faire que de pisser sur un bâton en plastique. Précisément, elle ne savait pas, mais autre chose, c'était certain. Par exemple, là, elle s'était levée pour aller chercher sa plaquette de Cadbury. Légèrement ensuquée, tanguant un peu, Lacey marcha doucement sur l'épaisse moquette de sa chambre pour arriver au palier, puis descendit les escalier, en enfonçant profondément ses orteils dans la moquette toute douce. Lorsqu'elle fut arrivée dans la cuisine, elle tendit la main vers le placard le plus proche et en exhuma la plaquette tant désirée; sans plus attendre, elle ouvrit l'emballage et croqua une généreuse bouchée. Le goût du chocolat au lait et du caramel était exquis. Remettant délicatement derrière son oreille une mèche blonde, elle attrapa dans le même geste une feuille de sopalin et ouvrit le frigo pour en sortir une canette de cream soda - ce truc était franchement pas naturel, rien que l'idée d'en boire lui filait la nausée, mais elle avait envie de boire un truc sucré et il n'y avait plus de coca.
Devant l'ordinateur, elle posa la canette et la plaquette de chocolat pour s'installer le plus confortablement possible devant l'écran. Elle alluma la machine, et ouvrit sa canette pour patienter; le petit psssht du gaz qui s'échappait amena une lourde odeur de vanille qui complétait le sucre du chocolat au caramel. Au bout de quelques minutes, quand la machine daigna se connecter au réseau Wi-Fi du quartier, Lacey put vérifier son emploi du temps et constater qu'elle avait un shooting à Mayfair d'ici deux heures. Quelle conne. Son premier shooting depuis des mois, et elle avait tout simplement failli l'oublier. Elle passa en revue le minimum à faire pour s'y préparer; ses cheveux étaient propres, elle portait un petit top gris passe-partout et un mini-short en jean effilé - il suffisait qu'elle attrape une vieille paire de grosses chaussures trouvées à Camden Market pour avoir l'air de quelque chose. Elle ne prendrait pas la peine de se maquiller puisque de toute façon c'étaient une série de clichés de visage. Pour vendre une montre, ou un truc comme ça. Toujours était-il que ça lui ferait un peu de sous, et qu'après les quelques soirées de ce mois-ci, ça ne serait pas un luxe.
D'un simple clic, elle vérifia si les lignes de métro étaient toujours les mêmes - on n'est jamais trop prudent - surtout parce qu'elle avait la flemme d'emprunter la voiture de sa mère. Se garer en centre-ville était un vrai cauchemar à côté duquel la galère du métro semblait préférable.
Une heure plus tard, elle réussit enfin à se motiver pour enfiler une veste en cuir et une paire de chaussures, avant d'attraper un sac à main pas trop voyant; elle serait en retard au shooting. Tant pis. Les belles filles ont le droit de se faire attendre.
Elle avait opté pour la solution la plus simple: après trente-cinq minutes sur la Central Line, elle changea à Oxford Circus pour la Bakerloo Line et descendit, une station plus tard, à Picadilly. Elle détestait Picadilly. C'était toujours blindé de monde. En plus, le métro, c'était épuisant; elle avait dû se faire passer pour une gamine anémiée sur le point de s'évanouir pour qu'une vieille dame lui laisse son siège. Et jouer la comédie, c'était fatigant. La seule ligne qu'elle aimait bien, c'était la Jubilee Line, parce qu'elle avait un nom marrant, et puis qu'elle passait par St James Park puis Canary Wharf, deux trucs qui n'avaient carrément rien à voir.
Grignotant une barre énergétique qu'elle avait emmenée dans son sac à main, Lacey remonta Oxford Street d'un pas alerte et chaloupé à la fois, s'arrêtant cinq minutes devant la vitrine d'Abercrombie and Fitch pour baver sur les modèles, malgré son retard. Si un jour elle prévoyait d'avoir un projet dans sa vie, il faudrait qu'elle se souvienne d'Abercrombie; poser avec des mecs pareils, ce devait être vraiment la classe. Sauf que vu sa taille, elle n'avait strictement aucune chance d'être prise; les nanas qui posaient pour le catalogue de cette boutique étaient de vraies girafes, et elles, elles n'avaient pas besoin de faire semblant d'être anémiées.
Le shooting prit, comme d'habitude, un seul quart d'heure alors que le maquillage à lui seul avait duré deux bonnes heures. C'était un truc que Lacey détestait. Oh, elle adorait qu'on la maquille, qu'on souligne sa beauté naturelle, qu'on la fasse se sentir cent fois plus belle qu'elle ne l'était déjà - et elle l'était déjà beaucoup - mais rester assise sur une chaise pendant deux heures avait quelque chose de super pénible qu'elle ne pouvait pas supporter.
Lorsque la séance se termina, elle sortit son portable de son sac à main et parcourut vaguement son répertoire téléphonique. Elle n'avait pas envie de rentrer à pied, par le métro. Et elle avait faim. Peut-être connaissait-elle quelqu'un qui habitait dans le coin et chez qui elle pourrait passer la nuit? sauf que là, maintenant, rien ne lui venait à l'esprit. Ses parents allaient encore râler, et mieux valait ne pas les agacer tant que sa position sous leur toit était précaire. Irwyn n'était pas du genre à la ramener en voiture pour ses beaux yeux, et même si elle crevait d'envie d'appeler Grayson au cas où elle aurait pu finir au chaud sous sa couette, elle savait que si elle le faisait ce serait Irwyn qui lui crèverait les yeux. Son répertoire continuait de défiler devant ses yeux, classé n'importe comment, même pas dans l'ordre alphabétique. Alors? Qui appeler? Vicky, Sophia, Naomi, Jeremiah? ... Les appeler signifiait prendre du temps pour écouter leur vie avant de leur demander un service. Lacey poussa un profond soupir. Punaise, les efforts, ça n'était vraiment pas son truc.
A force de marcher le long d'Oxford Street, elle croisa bientôt Baker Street. Baker Street, ça c'était un nom qui donnait faim. Elle ne se souvenait pas vraiment s'il y avait des boulangeries dans cette rue, mais ça valait le coup d'essayer. Peut-être qu'avec quelques donuts dans l'estomac elle aurait le courage de rentrer chez elle...
Mais au lieu de boulangerie, son chemin croisa celui d'une grande brune juchée sur une paire de talons aiguilles vertigineuse. Jesminder. Certaine d'être en plein milieu de son champ de vision, puisqu'elle arrivait en face, Lacey la héla, et fit un grand signe de la main; la jolie brune se hâta à sa rencontre, et elles se firent précieusement la bise, selon un cérémonial qui avait finalement perdu tout son sens aujourd'hui. Après avoir échangé quelques banalités, Lacey demanda sans complexes:
- Et là, tu vas faire quoi?
Jesminder lui répondit qu'elle rejoignait Nick à Holland Park pour fumer une bonne partie de la nuit; peut-être même y aurait-il quelques pilules qui circuleraient.
Pour Lacey, le calcul fut vite fait; Holland Park, c'était pile sur la Central Line, à quelques stations de chez elle. Si en plus elle pouvait occuper sa soirée à fumer avec des amies, tant qu'elle ne loupait pas le dernier métro, c'était tout bénèf' pour elle. Après avoir convaincu Jess que le métro serait une bien meilleure solution, elle se mit en route avec elle, non sans déballer une autre barre énergétique.
Pour Lacey, c'était ça, être jeune. Ni obstacles ni limites, elle était libre de faire ce qu'elle voulait, quand elle le voulait, sans rien pour la freiner inutilement comme un job ou des études. Et puis en plus, elle avait cette veine d'être belle; autant en profiter tant qu'elle avait vingt ans.
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